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Le 18 juin, cinq
heures après avoir parlé à son cousin Bill Hapscomb, Joe Bob Brentwood arrêta
une voiture sur la route 40, à une quarantaine de kilomètres à l’est d’Arnette.
Excès de vitesse. Il s’agissait de Harry Trent de Braintree, agent d’assurances.
Il roulait à cent cinq dans une zone où la vitesse était limitée à
quatre-vingt-dix. Joe Bob lui donna une contravention. Trent l’accepta sans
broncher, puis entreprit de vendre à Joe Bob une assurance pour sa maison, plus
une assurance-vie. Joe Bob se sentait bien ; il ne pensait pas du tout
mourir. Pourtant, il était déjà malade. Car il n’avait pas pris que de l’essence
à la station-service de Hapscomb. Et il donna à Harry Trent beaucoup plus qu’une
simple contravention.
Harry, un homme sociable qui
aimait son travail, transmit la maladie à plus de quarante personnes ce jour-là
et le lendemain. Combien de ces quarante la transmirent à leur tour, impossible
à dire – autant demander combien d’anges peuvent danser sur une tête d’épingle,
comme on dit. En comptant cinq par tête de pipe, au bas mot, on arrive quand
même à un total de deux cents. Et selon la même formule, sans doute assez
réaliste, ces deux cents en infectèrent mille, ces mille cinq mille, ces cinq
mille vingt-cinq mille. Sous le soleil du désert californien et grâce à l’argent
des contribuables, quelqu’un venait de réinventer la réaction en chaîne. Une
réaction en chaîne mortelle.
Le 19 juin, le jour où Larry
Underwood rentrait à New York et où Frannie Goldsmith annonçait à son père qu’elle
avait un polichinelle dans le tiroir, Harry Trent s’arrêta pour déjeuner chez
Babe’s Kwik-Eat, dans l’est du Texas. Il y prit un cheeseburger et comme
dessert, une part de la délicieuse tarte aux fraises de Babe. Il avait un petit
rhume, une allergie sans doute, qui le faisait éternuer et cracher. Tandis qu’il
prenait son repas, il infecta Babe, le plongeur, deux routiers, le livreur de
pain et l’homme qui était venu changer les disques du jukebox. Sur sa table, il
avait laissé pour la jolie poupée qui l’avait servi un billet de un dollar, grouillant
de mort.
Quand il sortit, une voiture
arrivait, remplie à craquer d’enfants et de bagages. Une galerie sur le toit. Plaque
de New York. Le conducteur avait baissé sa vitre pour demander à Harry comment
rattraper la nationale 21. Harry avait pris tout son temps pour lui indiquer le
chemin. Et sans le savoir, il les avait tous condamnés à mort, toute cette
petite famille.
Le New-Yorkais était Edward M. Norris,
lieutenant de police. Pour la première fois en cinq ans, il prenait de vraies
vacances. Lui et sa famille avaient passé des moments merveilleux. Les enfants
s’étaient retrouvés au septième ciel quand ils avaient visité Disneyworld, à
Orlando. Et, ne sachant pas que toute sa famille serait morte avant le 2 juillet
Norris comptait bien dire à ce pauvre con de Steve Carella qu’il était
parfaitement possible de partir en voiture avec sa femme et ses enfants, et de
s’amuser. Steve lui dirait-il, tu es peut-être un flic de première bourre, mais
un homme qui n’est pas capable de mettre de l’ordre dans sa famille n’est qu’une
grosse nouille.
La famille Norris avait mangé
quelque chose chez Babe, puis Edward avait suivi les indications admirablement
précises de Harry Trent pour prendre la nationale 21, en direction du nord. Ed
et sa femme Trish, s’émerveillaient de l’amabilité de ces gens du Sud. Les
trois petits coloriaient des albums sur la banquette arrière. Va donc savoir, pensait
Ed, ce qu’auraient fait les deux petits monstres de Carella.
Ils passèrent la nuit dans un
motel d’Eustace, dans l’Oklahoma. Ed et Trish infectèrent la réceptionniste. Les
petits, Marsha, Stanley et Hector, infectèrent les enfants qui jouaient sur le
terrain de jeu du motel – des enfants qui se rendaient dans l’ouest du Texas en
Alabama, en Arkansas et au Tennessee. Trish infecta les deux femmes qui
lavaient du linge à la laverie automatique, deux rues plus loin. Ed, parti
chercher un peu de glace à la réception, infecta un type qu’il croisa dans le
couloir. Tout le monde se mit de la partie.
Aux petites heures du matin, Trish
réveilla Ed pour lui dire que Heck, le bébé, était malade. Il avait une
mauvaise toux et il faisait de la fièvre. Elle avait l’impression que c’était le
croup. Ed Norris grogna un peu et lui dit de donner de l’aspirine au petit. Si
ce foutu croup avait pu attendre encore quatre ou cinq jours, l’enfant l’aurait
attrapé à la maison et Ed aurait gardé le souvenir de vacances de rêves (sans
parler du plaisir qu’il aurait eu à raconter son voyage aux copains). Il
entendait derrière la porte la toux du pauvre petit, comme des aboiements de
chien de chasse.
Trish avait cru que Hector serait
un peu mieux au matin. Mais à midi, le vingt, elle dut bien admettre que ce n’était
pas le cas. L’aspirine ne faisait pas baisser la fièvre. Le pauvre Heck avait
les yeux vitreux. La toux faisait un bruit qui ne lui disait rien de bon et la
respiration de l’enfant paraissait très laborieuse. Pire, Marsha semblait avoir
attrapé la même chose et Trish sentait un vilain petit chatouillis dans le fond
de sa gorge qui l’obligeait à tousser, une toux encore si légère qu’elle
pouvait l’étouffer dans son mouchoir.
– Il faut emmener Hector
chez le docteur, dit-elle finalement.
Ed s’arrêta à une station-service
et consulta la carte qu’il avait fixée avec des trombones sur le pare-soleil de
la station-wagon. Ils étaient à Hammer Crossing, dans le Kansas.
– Je ne sais pas, dit-il. On
va peut-être finir par trouver un docteur qui nous dira où nous adresser. Hammer
Crossing, au Kansas ! Et il a fallu que le petit tombe malade dans un trou
pareil !
Il soupira et se passa la main
dans les cheveux.
Marsha, qui regardait la carte
par-dessus l’épaule de son père, dit alors :
– Le guide dit que Jesse
James a cambriolé la banque d’ici, Papa. Deux fois.
– On s’en fout de Jesse
James !
– Ed ! le reprit Trish.
– Désolé, dit-il sans se
sentir désolé le moins du monde.
Et il repartit.
Après six coups de téléphone, et
chaque fois Ed Norris avait eu bien du mal à ne pas exploser il avait
finalement trouvé un médecin à Polliston qui examinerait Hector s’il pouvait le
lui amener avant trois heures. Polliston n’était pas sur leur route, trente
kilomètres à l’ouest de Hammer Crossing, mais l’important, c’était Hector. Ed
commençait à être très inquiet. Il n’avait jamais vu le petit si abattu.
À deux heures de l’après-midi, ils
étaient dans la salle d’attente du docteur Brenden Sweeney. Ed avait commencé à
éternuer lui aussi. La salle d’attente était pleine ; quand le médecin les
reçut, il était près de quatre heures. Malgré tous les efforts de Trish, Heck
paraissait ne pas vouloir se réveiller vraiment ; elle-même se sentait fiévreuse.
Stan Norris, neuf ans, était le seul à être encore assez en forme pour donner
des signes d’impatience.
Dans la salle d’attente, ils
transmirent la maladie que l’on allait bientôt appeler Cinq-Sept d’un bout à l’autre
du pays à plus de vingt-cinq personnes, dont une solide matrone qui était
simplement venue payer ce qu’elle devait au médecin. Avant de transmettre la
maladie à tous les membres de son club de bridge.
Cette solide matrone était Mme Robert
Bradford, Sarah Bradford pour ses amis du club, Cookie pour son mari et ses
proches amies. Sarah joua très bien ce soir-là, peut-être parce qu’elle avait
pour partenaire sa meilleure amie, Angela Dupray. On aurait dit qu’elles s’envoyaient
des messages par télépathie. Trois manches époustouflantes, et un grand chelem
pour terminer. Une seule ombre au tableau pour Sarah : elle avait l’impression
d’avoir attrapé un petit rhume. Quelle déveine, elle venait à peine de sortir
du précédent.
Elle et Angela allèrent ensuite
prendre un verre dans un bar tranquille, à dix heures. Angela n’était pas
pressée de rentrer chez elle. David jouait sa partie hebdomadaire de poker chez
eux et elle ne pourrait certainement pas dormir avec tout ce bruit… à moins de
prendre un petit somnifère, sous la forme de deux gin-tonics.
Sarah prit un manhattan et les
deux femmes se mirent à commenter la partie. Ce faisant, elles réussirent à
infecter tous ceux qui se trouvaient dans le bar, dont deux jeunes hommes qui
prenaient une bière. Ils allaient faire fortune en Californie – comme Larry
Undervood et son ami Rudy Schwartz l’avaient fait autrefois. Un de leurs amis
leur avait promis du travail dans une entreprise de déménagement. Le lendemain,
ils repartirent en direction de l’ouest, répandant la maladie sur leur passage.
Les réactions en chaîne ne sont
pas toujours faciles à amorcer. Celle-ci ne se fit pas prier. Et la pyramide
grandissait, non pas de bas en haut mais de haut en bas – le haut étant un
garde d’une base militaire aujourd’hui décédé, un certain Charles Campion. Une
mécanique parfaitement huilée. Des chambres à coucher, avec un corps ou deux
dans chacune puis des fosses dans les cimetières, ensuite des fosses communes, et
finalement des cadavres qu’on balançait dans le Pacifique, dans l’Atlantique, dans
les carrières, dans les fondations des immeubles en construction. Au bout d’un
certain temps, naturellement, on allait finir par laisser les cadavres pourrir
sur place.
Sarah Bradford et Angela Dupray
sortirent ensemble reprendre leurs voitures (infectant quatre ou cinq personnes
sur leur passage), puis s’embrassèrent du bout des lèvres avant de se séparer. Sarah
rentra chez elle pour infecter son mari, ses cinq amis qui jouaient au poker
avec lui, et leur fille, Samantha, qui avait bien peur d’avoir attrapé une
belle chaude-pisse avec son petit ami. Et c’était vrai. Mais il était également
vrai qu’elle n’avait nul lieu de s’en inquiéter ; à côté de ce que sa mère
venait de lui refiler, une bonne chaude-pisse n’était pas plus grave qu’un peu
d’eczéma sur les sourcils.
Le lendemain, Samantha allait
infecter toute la piscine de Polliston.
Et ainsi de suite.